Littérature·Science-Fiction

Sept Redditions, Ada Palmer : Fin des utopies et questionnements métaphysiques pour un tome 2 sismique

Vertigineux.

Voilà, je pourrais m’arrêter là et vous laisser vous démerder avec ça. Parce que « vertigineux », ça me paraît le bon mot pour décrire Sept Redditions, d’Ada Palmer. Soit un truc tellement énorme et complexe, inclassable…

Oui, je pourrais aussi, à peu de choses près, reprendre exactement les mêmes mots pour décrire ce que j’ai éprouvé en lisant la suite de Trop semblable à l’éclair. Parce que s’il est forcément différent en termes de tonalité et de rythme narratif, le second tome de Terra Ignota s’avère tout aussi saisissant d’intelligence et d’originalité. Tout aussi dense mais percutant, complexe mais intelligible. Trop semblable à l’éclair s’achevait sur un coup de tonnerre (pun intended, mais de circonstance) et sur une question éthique insoluble : quels sacrifices – humains, moraux – est-on capable d’accepter pour préserver la société et éviter une guerre mondiale ? est-il admissible de détruire quelques milliers de vie pour en sauver des milliards ? Cette question, Sept Redditions l’explore tout au long de ses 544 pages – celle-là et nombre d’autres – par le biais des fractures et des conflits qui se font jour peu à peu entre les puissants, mis face à leurs contradictions et leurs erreurs, passées et présentes. Là où le premier tome de Terra Ignota nous présentait une société en apparence utopique et apaisée, fondée sur la philosophie des Lumières et une lecture rationnelle du monde mais que l’on sentait au bord de l’effondrement, sa suite nous précipite vers la remise en question, violente et inévitable, du système des Ruches. Car ériger un monde sur la seule rationalité, c’est oublié, au fond, qu’il n’y a rien de plus irrationnel que la nature humaine.

Trois jours. C’est la durée sur laquelle s’étend l’intrigue de ce Sept Redditions. Sept, chiffre majeur puisque faisant écho au nombre de Ruches, évidemment, mais aussi à celui des jours totaux qui préludent à l’effondrement. Trois jours, donc, qui font suite aux quatre relatés dans Trop semblable à l’éclair, qui posait le décor et les enjeux. Trois jours pour révéler dans la lumière crue et ausculter les conséquences de la construction d’une société reposant depuis des décennies sur un engrenage de mensonges et de dissimulations, dont le cœur n’est rien d’autre qu’un système de mort. Trois jours enfin qui se déclinent en une cascade de révélations brutales, dans un processus de destruction parfois complet de la perception et de la compréhension des personnages et de leurs relations forgées à la lecture du premier tome. Voilà donc que les masques tombent, que les faux-semblants sont déconstruits, que les manipulations sont exposées au grand jour et que les puissants sont mis à nus et découvrent qu’ils ne sont au fond que des hommes et des femmes faillibles, soumis aux mêmes désirs et vices que le commun des mortels qu’ils entendent diriger. Et au-dessus de ce beau monde, au cœur de ses terreurs, plane le spectre terrifiant de la guerre. Une guerre qui promet d’être d’autant plus meurtrière et sanglante qu’après 400 ans de paix et de progrès technologiques, combinés à la perte de tout savoir militaire, elle a tout pour virer inévitablement hors de contrôle.

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 D’un point de vue narratif, Sept Redditions se veut plus rythmé que Trop semblable à l’éclair. Plus facile à appréhender, aussi ; grâce au fabuleux travail de worldbuilding d’Ada Palmer, voilà que nous évoluons avec agilité, à l’aise telles des truites saumonées dans l’eau claire d’un lac, dans ce monde futuriste si différent/si proche du nôtre, les notions de « bash », de « Ruches » ou encore de « sensayer » intégrées, les personnage, identifiés, et leurs relations à couches multiples assimilées. Nous sommes en terrain familier, vibrants du sentiment (faussement) rassurant de savoir où nous allons. Et ce d’autant plus qu’Ada Palmer n’est pas avare de réponses, alors que se déploient logiquement les conséquences des vérités balancées à la fin du premier tome, entre le voile en partie levé sur le mystère Mycroft et la véritable nature du bash Saneer-Weeksbooth. Conflits entre les puissants, fuite en avant, gronde populaire…, au fond on s’y attend, on s’en délecte, avec cette petite voix qui résonne orgueilleusement à la lecture d’un « Ah ! Je l’avais bien vu venir ! ». Oui, enfin, jusqu’à ce l’auteure, au détour d’un paragraphe, d’une phrase, décide avec malice de nous retourner le cerveau. Et de broyer nos certitudes, en passant.

Madame d’Arouet, JEDD Maçon, Mycroft Canner. Voilà pour moi le trio central de ce Sept Redditions, celui qui fait pivoter l’axe du récit et qui se trouve à l’origine des plus grandes révélations. L’une sort de l’ombre pour se dévoiler comme un pur personnage digne de Machiavel, dans sa façon de saisir toutes les nuances de la nature humaine pour en faire une arme de manipulation à grande échelle. Quelle ironie que celle que, traditionnellement, on considère comme quantité négligeable, la putain, dont le seul rôle est d’assouvir ce que la société estime être l’instinct le plus vil de l’humanité – le désir sexuel – se révèle la plus grande manipulatrice ! Le chapitre qui la voit divulguer ses plans et ses manœuvres au long cours a d’ailleurs tout du réjouissant jeu de massacre, merveille de démolition en règle des dirigeants, relégués aux rôles de pantins dansant entre les mains d’une adroite marionnettiste. Le second, être étrange et étranger, comme hors du monde, grignote petit à petit la place occupée par Bridger dans Trop semblable à l’éclair, dès lors qu’il dévoile sa véritable nature et ses rapports avec le divin et qu’il se positionne, par ses liens intimes avec les dirigeants des Ruches, comme le centre du vortex, le point d’origine des bouleversements à venir. Et quand JEDD Maçon prend enfin la parole, de ce ton qu’on imagine monocorde et sans vie, on l’écoute. Parce que ce qu’il raconte est tellement fou, tellement inimaginable, qu’il fait trembler le récit sur ses bases.

Une guerre peut très bien commencer sans déclaration ni invasion ; il suffit d’un « nous » et d’un « eux ». Puis d’une étincelle. Vous croyez vraiment que nous manquons d’étincelles aujourd’hui ?

 Et puis, enfin, il y a Mycroft Canner, ce narrateur qu’on aime tout en ayant appris à s’en défier et, qui, brusquement, décide de se mettre à nu. En dévoilant son passé sanglant mais lourd de remords, il nous confie surtout les pièces manquantes nécessaires à la compréhension du vaste puzzle qu’Ada Palmer construit brique par brique depuis la première page de Terra Ignota et du drame – humain et moral – qui s’y joue. Et ces pièces sont d’autant plus foudroyantes qu’elles redessinent complètement l’image du personnage. Celui que l’on croyait omniscient, doté d’une sagesse et d’un savoir inaccessibles au reste des protagonistes, réceptacle d’une perception fine, presque divine, de leurs motivations et de leur essence, se révèle finalement tout aussi aveugle et faillible que les autres. Et surtout désespéré de croire en quelque chose.

Cette violente prise de conscience, chez lui comme chez nous, s’effectue lorsqu’il accepte enfin de déchirer le voile de mystère qui entoure un nom qui n’aura cessé de résonner tout au long des deux premiers tomes de Terra Ignota : celui de l’Utopiste Apollo Mojave. Homme providentiel prêt à sacrifier le présent pour mieux préserver le futur, fin analyste de la nature humaine, véritable visionnaire, aussi, puisque capable de prédire les inévitables conflits à venir et d’imaginer les moyens pour l’humanité, non pas d’y échapper, mais d’y survivre, qu’il développe dans une étrange réécriture de l’Illiade comme pour ramener cette société normalisée, dépourvue de symboles héroïques au temps des surhommes…, Apollo (au nom ô combien signifiant) représente peut-être plus que tout autre le pilier autour duquel s’est construit l’identité de notre énigmatique narrateur. Surtout, il compose avec Bridger et JEDD Maçon la sainte trinité de Mycroft qui, en quête perpétuelle de sens, en est venu à les ériger en figures divines. Mais ce que Mycroft perd alors en puissance (et aussi en mystère), aux yeux du lecteur, il le gagne en humanité. Et dans cette étrange société où prime la rationalité, ses questionnements, ses doutes, et ses errances morales et émotionnelles nous le rendent d’autant plus nécessaire et attachant.

Et la philosophie dans tout ça ? Celle qui irriguait tout Trop semblable à l’éclair et sa réflexion sur le pouvoir, la construction politique et les rapports aux autres ? Pas de panique, elle est toujours là, omniprésente, bien que la voix des philosophes eux-mêmes se fasse plus discrète. Simplement, elle s’incarne cette fois plus dans les conversations frontales entre les personnages, perdant son aspect un peu didactique pour s’inscrire de manière plus fluide dans le récit même des événements. Réflexion sur la violence inhérente à la nature humaine, sur le divin et le besoin de spiritualité et de leur place dans un monde aseptisé qui, en interdisant tout dialogue religieux, a perdu ses repères moraux sans vouloir l’admettre, mais aussi sur la question du genre à travers les personnages de Madame d’Arouet et de Carlyle Foster et de sa prévalence dans la société et les rapports humains…, Sept Redditions est sur ce point aussi riche que Trop semblable à l’éclair. Et sans que cela paraisse forcé. Mais alors que le premier tome invoquait la philosophie du XVIIIème siècle, le second, lui, prend le contrepied de la réflexion humaniste pour se placer directement sous l’égide de Hobbes, de son pessimiste « l’homme est un loup pour l’homme » et de son Léviathan, seule force politique et figure tutélaire capable de maintenir la paix entre les hommes, dominateurs et violents par nature (je ne vous dirais pas qui incarne le Léviathan, ici).

Sept Redditions réussit donc l’exploit d’être à la fois aussi exigeant, aussi prenant, que Trop semblable à l’éclair (voire parfois plus) tout en basculant au fil de son récit vers quelque chose de plus frontal, de plus nerveux. De plus incarné, aussi, tant certains personnages se voient peu à peu dépouillés de leur statut de tyrans éclairés légitimé par leur froide raison et leur bienveillance tranquille – quoiqu’un peu condescendante ! – dès lors qu’ils en viennent enfin à laisser libre cours, en explosions rageuses, à leurs passions et à leurs désaccords (cf cette scène impliquant Ganymède et une balustrade qui m’a laissée parfaitement incrédule). Dans un mouvement crescendo apportant, au gré de rebondissements ébouriffants, réponses et résolutions à la plupart de nos questions en suspens, Sept Redditions envoie alors valdinguer l’échiquier géopolitique et les normes sociales soigneusement mises en place tout au long du premier tome pour en rebattre entièrement les cartes dans un final aussi grandiose que sismique. Nous laissant, nous lecteurs, médusés, le souffle court, devant tant d’audace narrative. De quoi faire apparenter sa suite, La Volonté de se battre (toujours au Bélial), à un nouveau saut dans le vide, sans filet.

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